Nous avions déjà mis nos passeports dans le sac. Vivant à Kiev, nous étions déjà témoins de la tension dans l'air et regardions les informations sur ce qui se passait près de la frontière de l'Ukraine. Nous avions accepté le fait que nous aurions probablement besoin de nous mettre en sécurité loin de chez nous à un moment donné.
Mais cette nuit-là est arrivée bien plus tôt que prévu. De fortes détonations et des éclairs à travers la fenêtre nous ont réveillés en sursaut, la crise débarquant sur le pas de notre porte.
Ma fille de sept ans et moi nous nous sommes rendues chez nos parents, à quelques heures de là. Ce n'était pas du tout une décision facile à prendre, quitter notre confortable et familière maison, située à la lisière de la ville, près des bois où nous aimions nous promener le week-end. Nous étions si heureuses là-bas, mais nous savions qu'il n'était plus sûr pour nous d'y rester.
Le voyage était surréaliste. La radio du car jouait de la musique comme si rien ne se passait, pourtant tout autour de nous, il y avait des bruits de guerre. Et à peine arrivées à la maison de notre famille, nous avons réalisé que c'était encore une fois trop dangereux d'y rester.
Au cours des jours suivants, nous avons continué à nous déplacer d'un endroit à l'autre en direction de la partie occidentale de l'Ukraine, en nous attendant à ce que le conflit nous suive.
Tous ces changements ont rapidement fait des ravages, surtout sur ma fille. Je suis psychologue professionnelle de formation, je savais donc exactement ce qu'il fallait rechercher pour identifier les signes de stress grave. Plusieurs fois par nuit, nous nous réveillions au son des sirènes et des alarmes aériennes. Elle refusait de dormir en pyjama et insistait plutôt pour dormir en vêtements d'hiver. Elle ne dormait pas du tout, vraiment, de peur de devoir se relever et se mettre en sécurité. Elle avait peur tout le temps, son ours en peluche ne lui apportait qu'un réconfort limité.
C'est à ce moment-là que j'ai su que nous devions quitter le pays. Nous connaissions quelques personnes en Pologne, également originaires d'Ukraine, qui avaient été aidées par la communauté accueillante polonaise . Ils s'étaient surpassés pour aider à fournir un abris à des familles fuyant l'Ukraine.
Tout dans ma vie a été bouleversé du jour au lendemain. Même la familiarité avec ma profession de travailleur humanitaire et de psychologue pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Là-bas, mon travail consistait à soutenir les familles de personnes disparues en Ukraine. Mais lorsque le conflit a commencé, nous avons tous changé de rythme, nous concentrant entièrement sur l'urgence qui se présentait à nous.
J'ai été l'un des premiers membres du personnel à former les volontaires de la Croix-Rouge à la fourniture de premiers soins psychosociaux aux personnes en détresse. Les volontaires de la Croix-Rouge ukrainienne ont déployé tant d'efforts, dès le début de la crise, pour aider les personnes dans le besoin. Je leur ai également appris à reconnaître s'ils devaient chercher de l'aide pour eux-mêmes. Et maintenant, il semble que nous en ayons tous besoin.
Ayant travaillé avec la Croix-Rouge pendant des années, j'ai essayé de faire de mon mieux pour les soutenir dans leur travail de sauvetage en utilisant mes compétences.
Avec mon équipe du CICR, nous avons créé des lignes d'assistance téléphonique pour les personnes ayant besoin d'une aide psychologique - le même soutien dont j'avais moi-même besoin.
En traversant la frontière polonaise, nous avons été accueillis par de gentils volontaires, tout comme lorsque nous étions en route en Ukraine. Ils nous ont donné de la nourriture et des jouets pour ma fille, des gestes simples qui m'ont fait me sentir beaucoup mieux. J'ai remarqué que cela semblait être un tournant pour ma fille, et bientôt elle s'est remise à dormir et à jouer avec les autres enfants.
Peu de temps après notre arrivée en Pologne, j'étais à la banque lorsqu'une femme également originaire d'Ukraine a entendu ma voix - la même langue qu'elle parlait et a commencé à partager sa propre histoire avec moi. Elle s'est mise à pleurer. C'est alors que j'ai su qu'elle avait besoin que je l'écoute.
Elle voulait partager son histoire avec quelqu'un qui prendrait le temps de s'asseoir à ses côtés dans sa douleur. C'est ce dont tant de gens ont besoin, mais les mots manquent souvent pour l'exprimer. Il m'est apparu clairement que c'était une façon d'y contribuer en utilisant mes compétences, surtout maintenant que j'avais plus de capacité à prendre soin des autres tout en me sentant moi-même en sécurité.
J'ai contacté mes collègues de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (IFRC) et j'aide maintenant à diriger un programme dans les pays voisins de l'Ukraine pour fournir un soutien psychosocial et de santé mentale aux personnes qui ont fui l'Ukraine, ce qui comprend de nombreuses activités différentes où les volontaires peuvent soutenir les gens en utilisant des compétences de premiers soins psychologiques, en organisant des espaces adaptés aux enfants, en offrant des références à d'autres prestataires de services et bien plus encore.
Les blessures de guerre sont profondes, parfois trop profondes pour être gérées seules.
Je ne sais pas quand je pourrai rentrer chez moi et aider mon peuple en Ukraine. Le retour n'est pas encore sûr. Pour l'instant, je ne peux planifier que quelques jours à l'avance. Quand je le pourrai - quand chacun d'entre nous le pourra - nous retrouverons cette joie simple que nous avons ressentie auparavant.
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Nataliia K est déléguée à la santé mentale et au soutien psychosocial auprès de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Elle contribue à aider les personnes qui ont enduré plus de 100 jours de crise chez elles, en Ukraine. Elle est originaire de Kiev.